Le bébé

J’ai sûrement joué un rôle dans toute cette histoire. C’est la première chose à dire pour que tout soit bien clair. Et si j’avais pu prévoir comment tout ceci finirait… je ne me serais sûrement pas laissé embarquer… pas laissé prendre à cette foutue mascarade. Mais lorsque j’ai rencontré Michael, mon innocence était tout aussi parfaite que celle dont il ferait preuve plus tard.La deuxième chose – pertinente – qu’il faut savoir dès maintenant, c’est que ma compagne et moi venions d’avoir un bébé. Un garçon mignon comme tout. Enfin, comme tous les bébés, n’est-ce pas ? Et le nôtre était au moins aussi mignon que vous l’imaginez. C’était en tout cas l’avis des sages-femmes de l’hôpital… et de ses grands-parents.C’est comme tout, dans la vie, c’est en quelque sorte la réunion de deux choses qui donne naissance à une troisième. En fait, Michael était un ami d’enfance qui avait perdu en grandissant toutes ses illusions sur la vie. Vous savez…

Il avait coutume de commencer ses phrases par « Je me fous de tout ça… », par exemple « Je me fous des politiciens…»

Et moi de l’interrompre : « Mais oui ».

« Je me fous des hommes d’affaires, ils n’ont aucune culture et ne cessent d’essayer pathétiquement d’en importer, comme les Nazis qui pillaient les galeries d’art… »

Ma réponse : « Mais de quoi tu parles ? »

« Les politiciens disent une chose, en font une autre, hypothétiquement chargés de l’éducation, miction, masturbation », pure provocation de sa part. « Et puis il y a ces espèces de foutues entreprises qui embauchent des soi-disant artistes pour couvrir leurs foutus murs de peintures ou pour réciter des vers de mirliton comme si la seule présence de l’art autour d’eux allait donner un sens à leur existence. Ah oui, et puis le ministre de la culture – quel que soit le terme à la mode en ce moment – lui peut déblatérer sur tout et rien, nier le « nivellement par le bas », pour utiliser cette saloperie de langue de bois, sans oublier de rappeler cette masturbation collective à laquelle nous nous livrons tous… »

« Tu es forcé d’être aussi cynique ? C’est la seule façon de t’exprimer ? »

« Qu’est-ce que tu entends par là ? »

Bien sûr, il était blessé par ce genre de remarque. Et du coup, il renchérissait…

« Mais c’est vrai que tout va bien pour toi. Tu as une femme. Tu as une maison. Un travail. Une voiture. Tu n’as pas l’air affecté par le fait que l’Occident se délite sous tes pieds. »

« Et pourtant si. »

« Alors tu dois bien être d’accord avec moi. »

« À propos de quoi ? »

« À propos de toute cette hypocrisie ! À propos de cette petitesse. À propos de l’étroitesse d’esprit de ces gens qui ne font rien d’autre que d’épousseter leurs pathétiques petits bibelots et de balayer la poussière sous leurs divans à fleurs… »

Et ainsi de suite…

Je m’attendais à une réaction très négative quand je lui avais annoncé pour le bébé. Jusqu’à quelques jours avant la naissance, Michael était resté à l’écart. C’était devenu une blague entre ma compagne et moi. Nous n’étions pas mariés, bien sûr, et cela l’agaçait. C’était drôle. De plus, notre maison n’était pas assez grande pour accueillir un enfant – du moins c’est ce qu’il pensait, comme s’il s’agissait d’un chien – et pourtant, il nous enviait. Cela nous faisait rire. Mais nous avions de la peine pour lui qui se sentait impuissant face à ce qu’il considérait comme « l’état lamentable du monde ». Un soir d’hiver, nous l’avions trouvé, tout seul, dehors, debout sous un lampadaire. Nous avions ralenti (nous rentrions juste de l’hôpital en voiture) et j’étais sur le point de lui proposer de le déposer chez lui. Mais il ne nous avait pas vus ; il semblait ne se rendre compte de rien ; il avait l’air extrêmement et désespérément saoul. Ou du moins c’est ce que nous pensions. Helen m’avait dit d’accélérer ; de s’éloigner ; cela lui faisait froid dans le dos. Mais sa seule vue avait dû me faire une forte impression parce que je le revois encore maintenant tel qu’il était alors. Même après toutes ces choses dont j’ai été témoin.

Cette nuit où nous l’avions vu seul, il s’était mis à pleuvoir au moment où nous avions tourné dans notre rue. Cela nous avait ensuite pris quelques minutes pour garer notre Ford cabossée dans une petite place. Mais c’était plus sûr de la laisser là que dans l’autre rue où des vandales s’amusaient à briser les pare-brises et les rétroviseurs. Nous nous étions rués hors de la voiture dans l’allée et précipités dans l’escalier étroit.

Helen s’était goinfrée de pâte à tartiner au chocolat tandis que j’ouvrais une bouteille de vin.

« Je me fais vraiment du souci pour Michael », lui dis-je.

Elle bredouilla : « Il faudra bien qu’il se débrouille tout seul, tu sais. Tu ne pourras pas le materner toute sa vie… »

« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

« Tu prends toujours soin de lui, tu ne vois pas à quel point il compte sur toi ? »

« Tu crois ? », lui demandai-je innocemment.

« C’est évident. »

« Cela se voit tant que ça ? »

« Regarde son attitude en ce moment » dit-elle.

« Il est souvent comme ça. »

« Comme ce soir ? Je t’en prie… il va bien falloir qu’il fasse attention, sinon il va se faire une réputation. »

« C’est déjà fait », plaisantai-je.

« Sérieusement », dit-elle, sérieuse.

Helen se faufila jusqu’au salon entre les piles de magazines parsemant le tapis et les modèles réduits à moitié finis de magnifiques motos japonaises étalés sur la table basse, et elle ajouta : « C’est un grand bébé ».

Je regardais son ventre distendu – énorme. Notre bébé était là-dedans. Les visites de Michael s’étaient raréfiées à mesure que le ventre d’Helen s’était agrandi.

« Je suis sûre qu’il est jaloux », continua-t-elle.

« Je ne crois pas. »

« Oh, moi j’en suis sûre », déclara-t-elle entre deux bouchées de chocolat.

« Je pense juste qu’il est déprimé », soutins-je.

« Peut-être », dit-elle sans conviction.

« Tu sais bien comment il parle de tout. »

« Oui. »

« C’est pour ça qu’il est déprimé », avançai-je.

« Il est déprimé parce que personne ne le supporte à la longue, voilà pourquoi ; apparemment, tu es le seul à en être capable. Il se raccroche à toi parce qu’il n’a personne d’autre. »

« Tu es injuste. »

Bien sûr je sais maintenant qu’elle n’était absolument pas injuste. Michael nous avait rendu une dernière visite avant la naissance du bébé. Ni Helen ni moi n’avions parlé de l’état dans lequel nous l’avions vu quelques semaines auparavant, debout sous la pluie. Lorsqu’Helen partit faire du thé, il m’avait fait signe de me rapprocher. « J’ai fait un rêve cette nuit », avait-t-il dit. Je dois bien admettre que, comme tout le monde, je ne voyais aucun intérêt à écouter le rêve d’un autre, mais c’était Michael et il me faisait pitié.

Il commença :

« C’était dans une sorte de jungle, tu sais… il y avait énormément de végétation et j’agitais les bras pour me frayer un chemin. Il faisait chaud. C’est une sensation peu commune dans un rêve, non ? Mais je peux affirmer sans l’ombre d’un doute qu’il faisait chaud. Puis je suis soudain arrivé dans une clairière et, devant moi, il y avait un cours d’eau, parsemé de bulles, comme s’il était en ébullition… le ciel était d’un bleu lumineux et je me rappelle avoir pensé que cela me rappelait l’un de ces films en Technicolor, tu te souviens ? C’était comme si tout était animé, un grand dessin animé. Et je sentais vraiment que j’étais là-bas, et non pas dans un rêve. Et puis j’ai baissé les yeux pour regarder le rivage et j’ai vu ces plantes, bien épaisses et bien vertes ; mais ce n’est pas ça qui était étrange. Ce qui était vraiment incroyable, c’était les fruits à l’intérieur de ces feuilles. C’était comme des pommes ou des poires, vous savez, mais six à sept fois plus grosses que d’ordinaire. Je les revois encore maintenant… la peau de ces fruits était élastique et brillante, et leur chair, épaisse et juteuse. Je m’étais penché pour les voir de près.

« Sous la peau, j’arrivais tout juste à distinguer les traits de ce qui semblait être un visage, qui se pressait contre la surface. Ensuite, le fruit a retrouvé sa forme originale. En les regardant tous, je pouvais voir en chacun d’eux des visages se presser constamment sous leur surface, comme s’il s’agissait d’un moule en plastique souple, qui se remplissait et se vidait tour à tour dans une usine atroce. J’ai arraché l’un de ces fruits à son épaisse tige brune, mais il s’est immédiatement flétri dans mes mains comme un vieux ballon ; ratatiné en un amas de pâte visqueuse. J’en ai pris un autre avec précaution et cette fois j’ai placé mes mains autour de lui en faisant attention et j’ai tiré doucement sur la tige. À travers la fine peau verte et rouge, translucide, je pouvais voir les contours des yeux, du nez et de la bouche. Au début, c’était comme si le fruit ne voulait pas céder, mais alors que le visage avait momentanément disparu, il s’était libéré et pesait lourdement dans ma main et dans mes bras.

Je ressentais toujours, partout autour de moi, une chaleur palpitante alors que j’étais transporté dans une vallée, de la façon étrange propre aux rêves. D’un côté de la vallée, il y avait un gigantesque animal à six pattes taillé dans des champs verdoyants. À mes pieds gisait le fruit. Alors que je regardais d’en haut, les traits d’un visage se sont pressés fortement contre la peau, comme si cette dernière était sur le point de se déchirer. Je me suis accroupi et enroulé autour de cette pomme géante dont la peau et la chair ont éclaté et été projetées contre ma peau nue. Car j’étais nu désormais. Dieu seul sait comment… mais je sentais cette chair humide contre la mienne. J’ai passé la main entre mes jambes, j’ai touché la pulpe du fruit, ses graines aussi grandes que des amandes, et alors – et cette partie du rêve n’a cessé de me hanter depuis – j’ai senti un visage, une tête. Je la sentais vivre et respirer contre mon corps. Je sentais une tête, libre, expirer de l’air près de mon ventre. »

Le silence retomba. « Et ? » lui demandai-je. À cet instant, j’étais suspendu au rêve de cet homme étrange.

Il me jeta un regard désabusé – avec un air fragile et sans défense.

« Et ? » répétai-je.

« Je me suis réveillé. »

« Tu t’es réveillé ? »

« Bien sûr », sourit-il.

Helen revint avec le thé. « Du lait ? » demanda-t-elle.

J’avais parlé du rêve à Helen. Je me souvenais parfaitement de tout. Ce rêve m’avait vraiment secoué. Helen le trouva idiot. Mais je la pressai de me donner son avis. Michael était parti plus tôt mais j’avais continué à la tanner. Je voyais encore la mine innocente de Michael. Il y avait quelque chose de bizarre chez lui, dans son apparence, quelque chose brillait dans ses yeux. Helen trouvait qu’il avait l’air simplet. Elle dit que son rêve était totalement Freudien et qu’il était facile de l’expliquer. Je lui demandai comment, et elle répondit : « Eh bien cela montre à quel point il est obsédé par sa mère. »

« Et comment en es-tu arrivée à cette conclusion ? » lui demandai-je.

« Si je dois tout t’expliquer… », s’agaça-t-elle. Et ce fut tout.

Helen s’arrondit davantage. La veille de son entrée à la maternité, je scrutais son ventre pour voir si un visage apparaitrait. J’étais stupide. Mais le rêve de Michael s’était faufilé au plus profond de mon subconscient et s’était ensuite infiltré dans mon esprit. C’était un rêve de naissance ou presque, et j’étais l’archétype du futur père angoissé.

Mais cette histoire commence en réalité après qu’Hélène avait donné naissance à notre fils. Parce que peu de temps après son retour de la maternité, Michael avait commencé à nous téléphoner. Il avait commencé à manifester un vif intérêt pour tout ce qui concernait le bébé.

Il disait tout le temps :

« Il est si innocent. Tu ne crois pas ? Si innocent, immaculé, pas encore contaminé par le monde. Regarde son visage. Regarde son visage. Son esprit – tabula rasa. Magnifique. Un temple qui attend d’être orné des joyaux du savoir. Grandiose. Regarde ses jolis membres. Aucune absurdité dans ce petit corps ; pas d’imbécilités empoisonnées, pas de baratin politique, aucun air ridicule de la brigade de la mode. Pas de sermons moralisateurs pour polluer ses pensées… »

« Et pourtant… »

« Non, jamais, il est si innocent. Innocent. »

À quoi Helen répondait : « Oui, il est innocent, Michael, et c’est beau, mais il doit aussi grandir ». Il a encore tout à apprendre sur le monde… ».

« Mais le monde n’est pas beau… »

« Pas nécessairement » rétorquait Helen.

« Oh si, c’est certain… »

« Tu ne peux pas avoir de pareilles idées et envisager d’avoir des enfants ; avoir des enfants est un acte suprême d’optimisme » continuait Helen. Il faut être convaincu que le monde peut évoluer, changer en mieux… »

« Jamais », disait Michael. « Le monde est corrompu. Totalement. Mais cet enfant est innocent. »

Peut-être que nous aurions pu, que « moi », j’aurais pu voir les signes. Mais nous étions tout pénétrés de notre petit bébé. En fait, nous étions tous les deux agréablement surpris que Michael montrât un tel intérêt pour le bébé. Il n’hésitait même pas à nous donner un coup de main. Alors pourquoi pas. En fait, il avait développé une véritable obsession. Et je suppose que si toutes ses attentions pour le bébé n’avaient pas commencé à m’ennuyer, les choses ne se seraient peut-être pas terminées ainsi. Si j’avais laissé Michael gâter mon fils et lui consacrer tout son temps libre, eh bien… Cela n’aurait pas fait beaucoup de mal, si ? Mais le bébé était trop petit pour être gâté. Il aurait tout pris, comme le font les bébés. Et n’était-ce pas le but ? N’était-ce pas bel et bien cela le « déclencheur », comme j’aime à l’appeler ? Michael pouvait appeler constamment, perdre son temps avec notre fils et le couvrir de cadeaux, et l’instant d’après… plus rien. Un silence horrible.

Mais Michael avait appris bien des choses. Voyez-vous, il fallait le connaitre pour le juger – s’il y a besoin de le juger. On était comme happé par son apparence. Avec ses cheveux coupés court, ses grands yeux ronds soulignés par des lunettes… on lui aurait pardonné toutes ses diatribes sur la politique. Non pas qu’il en eut fait depuis longtemps. En somme, Michael avait changé. Michael avait commencé à parler des bébés et de leur innocence au lieu de faire ses discours sur la corruption omniprésente. Il ne se ressemblait plus du tout au moment où je nous avons eu notre petite conversation. Au moment où, en fait, j’aurais mieux fait de garder le silence.

Je ne peux pas en faire porter l’entière responsabilité à Helen, mais elle m’avait vraiment poussé à lui parler. Seulement je voyais bien qu’elle se faisait déposséder de sa place auprès du bébé. Michael l’emportait. Bien sûr, ce devrait être une discussion posée, et c’est tout ce que ça aurait dû être. Mais la réaction de Michael fut trop excessive. C’était sa personnalité, je suppose. Sa façon de réagir.

Le problème avec moi, c’est que j’étais incapable de le laisser disparaitre tout simplement. Et bien sûr, il le savait. Maintenant, je le sais. Mais je me suis toujours senti comme responsable vis-à-vis de lui, lui si vulnérable, dans son apparence comme dans ses paroles. Même lorsqu’il déblatère sur le monde et tous ses péchés, on peut voir qu’il est profondément touché par tout cela. Il est blessé par les politiciens, blessé par les médias, blessé par les tragédies de la vie. Peut-être aurais-je pu trouver une meilleure façon de gérer le temps qu’il passait avec le bébé. Peut-être aurais-je pu les aider, lui et Helen, à mieux communiquer. Mais je ne l’ai pas fait.

J’ai fini par aller rendre visite à Michael – ce que je ne faisais jamais d’ordinaire car je détestais l’endroit où il vivait. Je lui donnais des excuses – pas le temps, trop de travail – mais c’était bien des excuses. Il ne vivait pas si loin que cela. C’était un dimanche. Le bébé pleurait et Helen s’était plainte que je passais trop de temps avec mes modèles réduits (activité qu’elle jugeait puérile) et pas assez avec notre enfant. Je ne plaidai même pas ma cause. Je fis ce qu’on me demandait. J’adorais faire des choses pour se petit être sans défense. J’adorais répondre à chacune des expressions de son visage. En fait, ce petit despote régnait sur moi. J’étais si grand, et lui si petit, mais intellectuellement, il l’emportait sur moi. Vous voyez ce que je veux dire ?

Au moment de partir, je n’ai pas dit à Helen où j’allais. Vous imaginez sans peine les problèmes que cela aurait engendré. C’était de la duplicité, bien sûr, mais bon, nous n’étions pas mariés. Dehors, le vent soufflait assez fort pour faire voler dans l’air sombre tous les déchets de la ville. Comme d’ordinaire pour un dimanche, j’ai croisé très peu de monde. Alors que je marchais entre les rangées de boutiques, les seuls signes perceptibles de présence humaine étaient les silhouettes évanescentes de jeunes gens – eux et quelques vieux Asiatiques devisant assis sur des bancs en métal écaillés.

Le vent me dérangeait. Le fait que Michael ait disparu de nos vies (après en avoir eu si efficacement le monopole) m’ennuyait. Le fait que je sois en train de marcher seul dans un vent sale dans un quartier sale de la ville m’ennuyait. Et je sentais en moi bouillonner du ressentiment contre Helen. Mais je commençais également à me rappeler le rêve que Michael m’avait raconté en détail. Et, vous savez, de manière étrange, ce rêve me réconfortait. Très souvent, je m’imaginais voir la tête d’ours, le visage fraichement rasé de Michael se tourner vers moi et me sourire – je m’imaginais voir son reflet dans la vitrine d’une boutique à l’abandon ou dans la vitre non brisée d’un abribus. Et je sentais aussi sa présence en quelque sorte.

Michael n’aimait pas vivre dans cette partie désaffectée de la ville. Mais il ne travaillait pas. Il n’aimait pas être sans emploi. Mais il ne se présentait pas à des entretiens d’embauche. Il avait été convoqué dans les bureaux de la sécurité sociale pour une « conversation », c’est ainsi qu’il l’avait appelée. Mais, comme toujours, il avait usé de son charme pour qu’ils consentent à n’exiger de lui qu’une visite hebdomadaire au centre d’information et d’orientation. En privé, il m’avait confié qu’il trouvait ce centre très amusant. Il ne voulait pas d’un emploi parce qu’il ne voulait pas être aspiré par la routine. C’était un homme intelligent, qui considérait que la plupart des offres étaient indignes de lui. Alors il partageait son temps entre la lecture de livres dans son salon minable ou dans la bibliothèque minable au bout de sa rue (à hauteur des feux de signalisation défectueux).

J’appuyai sur la sonnette blanche et j’attendis, face à la demeure victorienne en train de s’effriter, transformée en sordides petits appartements environ dix ans auparavant par un certain M. Singh et fils. En toute honnêteté, lorsque Michael avait emménagé, les appartements n’étaient pas si sordides. Apparemment, les locataires allaient et venaient, exception faite de Michael et d’une certaine Mme O’Rafferty, qui était presque totalement aveugle et aussi sourde que le proverbial pot. L’interphone retentit et je poussai la porte pour l’ouvrir puis montai les marches faiblement éclairées quatre à quatre jusqu’au premier étage où se trouvait l’appartement de Michael.

Il était incroyablement heureux de me voir. C’en était presque embarrassant.

« Entre, entre, Phil. » Mais il disparut immédiatement dans sa chambre. « J’arrive dans une minute, entre, assieds-toi. »

L’air de la sombre pièce à vivre était lourd d’une odeur étrange. Après quelques instants, il entra dans la pièce en sifflant joyeusement. Je m’étais assis avec précaution dans un vieux fauteuil froissé – celui qu’il convoitait. Il avait en effet l’air agité quand son regard a croisé le mien. Mais ensuite j’entrevis les bandages sur ses mains. « Un petit accident, je me suis brûlé en faisant la cuisine », a-t-il commencé à expliquer.

« Est-ce que c’est grave ? »

Il secoua la tête.

« Tu aurais dû me le dire ; tu aurais dû en parler. Est-ce que tu as dû aller à l’hôpital ? »

« Oh que oui », répondit-il avec un grand sourire.

« Est-ce que c’est pour ça que… »

Son sourire s’est élargi.

« Est-ce que c’est pour ça que… » Je voulais faire référence à son absence prolongée mais peu importait.

« Des infirmières géniales » dit-il. « Et ce service… »

Je le regardai, surpris. « Mais tu détestes les services de santé », ai-je protesté.

Mais tout ce qu’il fit, ce fut me sourire davantage.

« Tu t’en sors bien ? »

« Eh bien… »

« Tu as quelqu’un pour t’aider ? », même si je savais bien que ce n’était pas le cas.

« Non, pas vraiment, j’ai une nouvelle voisine du dessus qui est passée… »

« L’accident est arrivé quand ? »

« Il y a quelques jours. »

« Alors c’est une chance que je sois venu », dis-je doucement.

« Eh bien… oui », admit-il.

« Est-ce que tu arrives à… à t’occuper de toi, je veux dire, tu peux te laver ? » lui demandai-je bêtement.

« Pas très bien. J’arrive à tenir le gant de toilette, mais c’est difficile. Et je n’ai pas beaucoup mangé depuis l’accident non plus. Seulement un peu de soupe que Mme Gee, la voisine du dessus, m’avait préparée. »

Et c’est comme ça que tout a commencé. En voyant ces yeux chaleureux et rieurs – maintenant débarrassés du sourire cynique qui les entachait – j’ai fait tout ce qu’il voulait. Je lui ai fait à manger séance tenante. Je l’ai nourri… eh bien comme un bébé. Et je lui ai donné à boire comme à un bébé également. Et je l’ai même aidé lorsqu’il est allé aux toilettes. Je lui ai même essuyé le derrière. D’accord, j’avais un enfant, mais ça, c’était le derrière d’un homme mûr. Je n’ai pas apprécié de le faire. Il avait besoin d’un bain. Je le lui ai donné. J’ai fait tout ce qu’il me demandait et même plus. Il ne s’est pas plaint, ni mis en colère. Il parlait seulement de mon petit garçon et de l’innocence propre à tous les bébés.

J’allais le voir après le travail pendant toute une semaine.

« Tu sors encore ? » m’interrogea Helen. Elle criait. Elle allait rester seule avec le bébé, qui pleurait et qui devait être changé.

« Il n’a personne d’autre. »

« Tu passes plus de temps avec lui qu’avec moi et le bébé.

« Il n’y en a plus pour longtemps. »

« Tu ne vois pas qu’il – je ne sais pas – qu’il te manipule ? »

« C’est ce que tu penses ? » répliquai-je, énervé.

« Je le sais. »

« Il a eu un mauvais accident. Je suis le seul à pouvoir l’aider » et en disant ça j’en voulais à a mystérieuse Mme Gee de ne lui apporter qu’une aide occasionnelle.

« Bien sûr », cracha-t-elle.

Il m’était difficile d’aller travailler et de rentrer en vitesse à la maison pour retrouver une compagne pleine de ressentiment et un bébé à l’affût de la moindre attention, et ensuite, de me précipiter sans prendre le temps de manger pour subvenir aux besoins de Michael. Mais il fallait bien que quelqu’un s’en charge. Je n’arrivais vraiment pas à comprendre l’attitude d’Helen. Les bandages de Michael restèrent en place plus longtemps que je ne l’avais imaginé. Et j’ai fini par me lasser de fourrer de la nourriture entre ses lèvres affamées et graisseuses, cuillère après cuillère. Je commençais vraiment à en avoir assez du filet de bave qui coulait de ses lèvres sur son menton. Mais son regard était constamment verrouillé sur le mien et semblait m’aspirer, m’attirer dans cet appartement miteux aux recoins sombres. Je pouvais à peine encore l’aider à prendre son bain et à se brosser les dents. Par-dessus tout, je détestais l’emmener aux toilettes et rester derrière la porte et entendre tout alors qu’il faisait ses petites affaires. Et pourtant Michael connaissait un bonheur presque total. Il n’était plus l’homme amer que j’avais connu. Il ne songeait plus qu’à la beauté d’être vierge de toute connaissance et de tout mal. Et c’était tout ce qui restait de son ancienne personnalité cynique.

Au bout de deux semaines et demie, les choses devinrent tendues entre Helen et moi.

« Helen, tu n’es pas raisonnable. »

« Moi, je ne suis pas raisonnable ? »

« Qu’est-ce que je devrais faire ? »

« Occupe-toi de ton propre enfant et non de ce grand bébé… »

Alors je suis allé le voir pour lui dire que j’en avais assez. Que je ne pouvais plus passer tout mon temps à m’occuper de lui ; que j’avais une famille – ce qu’il savait déjà, bien sûr. Et je voulais des preuves de la guérison de ses mains – ou plutôt de leur non guérison, comme il le prétendait.

« Entre, entre » me lança-t-il. « C’est ouvert. Je suis aux toilettes. J’ai besoin de ton aide, Phil. »

Alors je l’aidai.

Nous parlâmes dans la pénombre de la pièce à vivre.

« Tu sais, je crois qu’on peut retirer les bandages de tes mains maintenant… »

« Non, Phil, pas encore – j’ai encore tellement mal. »

« Laisse-moi voir… »

« Non, Phil. »

« Allez », et je lui pris les mains assez brutalement.

« Tu me fais mal… » ’

« Arrête de faire le bébé… »

Et il se mit à pleurer. Il pleurait si fort. Je dus le consoler. Mais il ne s’arrêtait pas. Je dus passer mes bras autour de lui et le serrer contre ma poitrine. « Là, là » roucoulai-je.

Il agitait les bras dans tous les sens.

Et puis il s’endormit.

Il s’endormit sur moi. J’avais prévu de rentrer chez moi avec Helen et mon fils. Mais il s’endormit d’un coup et son visage respirait la sérénité. L’innocence. Comme un bébé. Il était un bébé.

Et je défis les bandages de ses mains.

Il n’y avait aucune marque. Pas une seule. Pas une seule marque sur ses mains. Il avait des mains douces comme celles de mon fils. Et pourtant, je n’arrivais pas à lui en vouloir. Je ne pouvais pas. Je croisai ses mains sur son ventre et je l’installai sur le fauteuil comme il aimait le faire. Je regardai son visage ; un léger sourire étirait ses lèvres. Je n’arrivais pas à lui en vouloir.

Je rentrai chez moi à pied, hébété. Les choses avaient sérieusement dérapé. Je repensai au rêve de Michael. Je repensai aux visages qui se pressaient contre la peau du fruit géant. Je repensai à son corps enroulé autour de la chair du fruit qui avait éclaté sous lui. Je repensai à la grossesse longue et difficile d’Helen. Je repensai à notre mignon petit garçon.

Et, vous savez, d’une certaine façon, tout cela aurait pu finir comme ça. Mais ce n’est pas le cas.

En retournant le voir, je tombai sur Helen. Le bébé pleurait. Mais il fallait simplement que je revoie Michael pour essayer de comprendre. Et je ne pouvais pas m’empêcher de rire (même si les mots amers d’Helen résonnaient encore en moi) quand je repensais à l’ancien Michael. À ses aversions. À ses aversions grandioses et passionnées.

La porte de la demeure décrépite s’ouvrit dans un vrombissement.

Il me fallut attendre un certain temps avant que la porte de son appartement s’ouvre. Je pouvais l’entendre farfouiller.

« Allez, Michael, assez joué. »

« J’essaie. »

« Allez, dépêche-toi », lui dis-je durement.

Lorsque la porte s’ouvrit, je fus à la fois choqué, surpris et énervé de voir les bandages dépasser de la manche de son cardigan.

« Michael, ça suffit », lui dis-je. « C’est terminé. »

« Viens, s’il te plait », me pressa-t-il. Sa voix avait quelque chose de différent. Elle avait comme une qualité que je n’avais encore jamais saisie. Une espèce d’humilité.

« Il faut que ça s’arrête, Michael », lui dis-je doucement.

« Quoi ? »

« Essaie d’être sérieux… »

« Mais je le suis, Phil… »

« Retire tes bandages, Michael. »

« Mais… »

« Retire-les ». J’ai haussé le ton. La colère m’envahissait. Enfin. « Retire-les. »

« Mais… »

« Retire-les. »

Et il le fit.

Jouait-il la comédie alors qu’il ôtait ces bouts de tissu sales et apparemment ensanglantés, en serrant les dents et en roulant la tête ?

Je vomis. Je pleurais. Comme un bébé. J’étais muet, abasourdi.

Le bout de ses doigts, tranchés, entaillés et gravement brûlés, pendaient lamentablement sous mes yeux.

Pendant longtemps, je gardai la tête dans mes mains. Je me balançais d’avant en arrière. Maintenant, il avait peur. Il était paniqué. Je pouvais l’entendre m’appeler depuis la salle de bains. Est-ce que je pouvais l’essuyer ? Est-ce que je pouvais l’essuyer ? Il avait besoin de moi. Mais…

Je refermai la porte d’un coup de pied.

Je partis.

Je le laissai alors qu’il m’appelait. Il m’appelait. Il était seul.

Et je rentrai à pied à la maison, avec Helen et notre fils.

Et là, je pleurai, blotti contre la poitrine d’Helen. Mais quand notre bébé requis de l’attention, je redressai doucement la tête et, avec des paroles apaisantes, je défis ses tout petits vêtements et détachai sa couche.

Mon bébé plongea son regard dans celui de son père, et je souris.

By Tim Bragg

Translated by Marie Moulene

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